Mes chers
enfants,
Vous avez vécu, dimanche dernier, la première journée de manifestation
de votre vie. J'ai tenu au fait que vous y soyez, une fois dissipées quelques
craintes sécuritaires parentales, parce que vous êtes dans cet âge de funambule
équilibriste où l'on commence à se demander pourquoi le monde est si cruel et
comment faudrait-il qu'il soit. Je pense d’ailleurs que nous avons bien fait de
vous y emmener: vous avez pu goûter au « nous » collectif, vous associer
aux slogans de tout le monde. Et puis aussi à l'hymne national de votre pays
appelant à abreuver les sillons de vos baïonnettes d'un sang impur, chanté à
quelques pas de gens de mon pays à moi, qui portaient un autre tricolore ainsi
qu’un drapeau aux couleurs arc-en-ciel et le mot « Pace » écrit dessus. Oh, ce n’est pas pour dire que les
italiens sont meilleurs ou tous pacifistes, loin de là ! Simplement, ce
jour-là les paroles de la Marseillaise et le drapeau « Pace » faisaient un contraste assez
saisissant ; rassurez-vous, les gens ne pensaient pas à ce qu’ils
chantaient et leurs sentiments étaient confus, certes, mais plus proches du
drapeau que de l’hymne.
Et puis j’ai vu
un panneau qui, paraphrasant un philosophe dont je parlerai tout à l’heure,
disait « je suis, donc je pense ». Que voulait-il dire ? Sans
doute « j’ai le droit de penser librement, puisque j’existe ».
Quant à moi, j'ai
préféré écrire que je suis juif et musulman ensemble, bien qu'en vérité je ne
sois ni l'un ni l'autre, parce qu'il me semble que ce sont eux les victimes les
plus atteintes de ces journées, plus qu’un journal ou une liberté.
En marge de tout
ce que je veux dire ici, à vous mes enfants, à vos concitoyens, à nos
concitadins, je dois vous prévenir d’une chose importante : toutes les
manifestations ne sont pas unitaires et consensuelles comme celle de dimanche.
On ne remercie pas la Police, d’habitude, bien au contraire. Mais la vie est
ainsi faite : il faut savoir se situer parfois d’un côté précis d’une
barricade, même quand le champ de bataille présente une topographie compliquée
et floue.
Quant à moi,
habitué plus à faire des reproches à la Police qu’à la remercier, j’ai bien dû
admettre que face à des kalachnikovs une réponse militaire était indispensable
et qu’elle a été franchement efficace, professionnelle, impeccable. Mais une
fois passée la vague émotionnelle, l’équilibre du jugement doit reprendre son
cours normal. Et déjà en cette journée de dimanche, j'ai finalement été
beaucoup plus "avec" Charlie et avec les autres, que je n'aie été « Charlie ».
Alors, maintenant je pense vous devoir quelques explications, publiquement et
en français contrairement à ce que je fais d’habitude dans votre vie quotidienne
d’enfants bilingues, binationaux et biculturels, pour que vos compatriotes
puissent m’entendre aussi. C’est important de comprendre le point de vue de
l’autre, au moins autant que de savoir être solidaire.
J’avais déjà vécu
l’adrénaline et le sentiment d’horreur de ces deux jours à peine écoulés, un
début d’après-midi d’il y a un peu plus de 13 ans, au tout début de votre vie.
A la fin de notre pause midi, les américains commencent tout juste à travailler
quand un premier avion de ligne s’encastre malencontreusement dans l’un de
leurs gratte-ciel aux dimensions exagérées. Au bout d’une vingtaine de minutes,
un deuxième avion balaye tout doute possible sur la nature de cet
« accident », puis les deux tours s’écroulent l’une après l’autre,
pendant qu'arrive la nouvelle d’autres détournements, finalement on commence à
compter les victimes. Dans un bureau à côté du mien, devant un poste de télé
allumé, quelqu’un murmure « C’est dramatique, mais ils l’ont cherché, avec
leur culture du fric à tout prix », mais dans les jours qui suivent, nous sommes
tous solidaires sans réserve des américains et nous partageons leur douleur et
leurs craintes ; c’est ainsi que le questionnement sur le
« pourquoi » laisse rapidement sa place à une condamnation moins
subtile et à la chasse à l’homme.
Déjà en 1995, quelques
bombes avaient fait trembler Paris et n’avaient pas soulevé, à mon sens, assez
de questions.
Que se passait-il
en France à cette époque-là ?
J’y suis arrivé
sur ma trentaine au début des années 1990, avec mon histoire personnelle pleine
de débats et de travaux pour inventer une façon de faire dialoguer plusieurs
cultures et religions en cohabitation pacifique. L’Italie, pays
traditionnellement d’émigration, commençait à devenir depuis peu un pays
d’immigration.
Ici, j’ai trouvé
une France se vantant d’être laïque et de savoir assimiler les étrangers. Une
immense quantité d’étrangers prenaient même la nationalité française, parfois
oubliant jusqu’à leur langue. Tout à l’envers de ce que j’avais toujours essayé
de faire avec mes camarades en Italie, les étrangers choisissant la France
comme terre d’accueil devaient abandonner leurs us et coutumes, leur façon de
vivre, leur concept d’hygiène personnelle et domestique, leurs structures
sociales d’origine, parfois leurs modèles d’éducation et en tout cas certaines
façons de s’habiller.
En France il y a
des règles, disait-on, qui interdisent de cacher les cheveux, élément
incontournable d’identification en cas de contrôle. Et bien, chez nous aussi il
y a des règles, pensai-je, on a une loi sur les photos d’identité qui remonte
aux années de plomb ; c’est assez normal. Mais j’appris également un
certain nombre d’affaires « du foulard » : des adolescentes
d’origine maghrébine se trouvant à devoir choisir si se voiler et être chassées
de leurs écoles laïques ou se découvrir et se faire répudier par leurs familles
trop traditionalistes ; et ça, du coup je le trouvais beaucoup moins
normal. J’appris que vivre comme un arabe en terre de France était impossible
dans les faits, il fallait choisir une chose ou l'autre. Pourtant, dans mon
pays, j’ai toujours vu des religieuses catholiques bien françaises aux cheveux
bien cachés venir visiter les couvents de là-bas, saluer le Pape … puis rentrer
en France toujours avec la tête bien couverte, jamais inquiétées à la douane.
En fin de compte, couvrir et découvrir sa tête, toutes les religions et tous
les pays connaissent ces symboles simples d’humilité et de respect.
Elle me semblait
bien bizarre et rigide cette prétendue « laïcité » si différente de
la mienne, qui étendait ses tentacules jusqu’à l’habillement quotidien mais
sans toucher vraiment tout le monde. Nous aussi, nous réclamions une école
laïque en Italie, pour que la religion catholique n’occupe qu’une place parmi
d’autres, nous aussi nous sommes insurgé parfois contre les crucifix dans les
salles de classe. Mais jamais personne en Italie (me semble-t-il, du moins) n’avait
jugé nécessaire que les gens paraissent différents de ce qu’ils sont, qu’ils se
cachent pour être soi-même.
Cela me rappelait
quelque chose de déjà vu, une uniformité déjà critiquée bien plus loin de nos
contrées : au-delà d’un ancien mur, peut-être ? Mais non, me
disais-je, je me trompe certainement, il y a forcément quelque chose qui
m’échappe. La France est bien la patrie des droits de l’homme, non ?
Puis, le temps a
passé sans pour autant que je comprenne. Les Présidents de la République se
sont succédés, les Ministres de l’Intérieur aussi. Certains ont essayé de
calmer le jeu sans trop savoir comment aller à l’encontre d’une idée
enracinée ; un autre jeta de l’huile sur le feu du foulard d’une main,
pendant que de l’autre créait des Conseils musulmans de je ne sais trop quoi
pour les quartiers huppés de la capitale.
Entre-temps, le
climat dans les banlieues connaissait des hauts et des bas. Surtout des bas, à
vrai dire : les jeunes exprimaient un malaise que je ne saurais
déchiffrer, fait probablement d’absences et de manques : d’histoire, d’appartenance
politique et de racines culturelles, de reconnaissance… Des sacs d’ordures
ménagères volaient par les fenêtres sans atteindre les poubelles, des voitures
brûlaient, des doses de drogue et des coups de couteaux s’échangeaient. Plus
récemment, ce sont des coups de pistolets, qui se sont échangés, mais toujours
contre un ennemi non clairement identifiable, parce que quand on ne sait pas
qui l’on est, il est difficile de savoir contre qui on se bat. D’ailleurs,
notre voisin, vieux algérien de première génération, que dit-il à ses enfants
désormais grands et à leur tour parents quand quelque chose dans leur vie ne va
pas très fort ? « N’oublie pas qui tu es, mon fils, n’oublie
jamais ! C’est ça qui est important et tu verras, le reste
passera… ».
Mais en fait,
dans la chaine de l’histoire, quelque chose s’est bien rompu et le fils de mon
voisin ne sait plus vraiment qui il est. Si certaines familles ont su marier
leur religion et leur terre d’accueil, faire « leur trou », d’autres par
contre n’ont pas su et ont commencé à opposer leur dieu au pays qu’elles
habitent. Alors, quand de l'autre côté de la Méditerranée certains courants
islamistes obtus et belliqueux ont commencé leur croisade religieuse, ils ont
trouvé en France un terrain parfait pour exporter leur guerre. Les visages de
certaines femmes ont totalement disparu derrière des masques de fantôme, ainsi
que leurs corps tout entiers jusqu’à la pointe des doigts. L’identité musulmane
des hommes, qui avait dû rester discrète auparavant, montrait maintenant au
grand jour qu’elle cachait ses femmes : pour les valoriser, disaient-ils.
Mais en réalité pour en établir la propriété exclusive, ce qui contredisait
lamentablement la capacité de l'Etat français d'affirmer ses principes égalitaires
universalistes. Ce n’était plus du tout un geste humble ou de respect, mais le
refus clair de concéder au regard impur des infidèles la vision de la femme,
capital à la valeur quantitative dans un contexte urbanisé où posséder des
chameaux est un peu compliqué.
La République des
droits de l’homme ne put se soustraire à une réponse et s'engagea à son tour dans
sa propre croisade laïciste. Mais le côté pédagogique de cette réponse resta
bien léger, tandis que se déchainait l’arsenal juridique, parce qu’en France il
y a des règles : cacher ainsi son corps ne pouvait pas se faire dans la
rue, pas dans le bus ou le métro, seulement dans sa propre maison ou à la
mosquée. En fait, loin de la vue des autres, comme si se couvrir trop équivalait
à trop se dénuder… Et là, encore et toujours, c’étaient les femmes à être
punies de ne pas se soustraire à l’imposition de leurs hommes.
Plus tard, avec
ces années passées dans un quartier à majorité arabe, j’ai également rencontré
de plus en plus de femmes qui se voilaient par choix personnel : je me
souviens de deux femmes divorcées et d’une veuve, mères de vos camarades
d’école, qui couvraient leurs cheveux et parfois le menton jusqu’à la lèvre
inférieure, sans plus d’homme à la maison pour imposer ses choix. Je pense que
c’était leur réponse au vide d’identité et de légitimité.
La République,
par contre, savait bien qui elle était, mais contre qui se battait-elle ? Malgré
les gesticulations des différents hommes d’état criant aux quatre vents que
kippas et croix étaient tout aussi interdits, je trouvais difficile de lui reconnaitre
un ennemi différent et moins spécifique que l'Islam.
Par ailleurs,
quand je discutais avec quelqu’un ici des différences culturelles entre la
France et l’Italie, j’entendais souvent me dire « Mais vous vous gouvernez
tous seuls, en fait vous n’avez pas vraiment besoin d’un état » ; tantôt
on me disait cela sur le ton d’un compliment, tantôt d’une critique. Toujours
est-il que je me suis persuadé que si tout ceci ne s’est pas produit de la même
façon en Italie ce n’est pas seulement parce que notre histoire de
l’immigration est plus récente, mais aussi en partie parce que nous n’avons pas
le même besoin obsessionnel d’établir des règles pour tous les menus aspects de
la vie. Si là-bas on voit quelques foulards, beaucoup plus rares sont les voiles
intégraux et en matière d’Islam on entend parler beaucoup plus de
traditionalisme obtus que d’intégrisme agressif.
En d’autres
termes, tant qu’on ne sème pas le vent…
Et pour terminer,
ma petite revanche personnelle, parce que malheureusement, à l'étranger que je
suis, le doute semble bien écarté de l'ADN des français en général, et de leur
Etat plus particulièrement, comme si Monsieur Descartes, ce philosophe dont je
voulais vous parler, avait vacciné ses successeurs. Ce monsieur, qui pointera
bientôt son nez dans vos programmes d’école, prônait le doute comme méthode:
une méthode "systématique", qui se veut fondement de certitude, mais
aux conséquences... bien douteuses. Je
pense, donc je suis, et si je suis un être pensant c'est que Dieu existe... (je
raccourcis juste un peu son raisonnement). Or, la certitude du doute a jeté les
fondements de la pensée suivante, y compris scientifique, et ouvert le Siècle
des Lumières. C’est ce siècle-là qui joue de tout son poids en France, encore
aujourd’hui, mais de quelle façon ? J’ai l’impression que le doute ayant
fait son travail de nettoyage, la place est restée propre et nette pour la
certitude. Surtout la certitude du droit : le droit de passer sur la voie
publique, le droit d’être là, le droit à avoir une habitation, un travail, des
allocations… jusqu’au droit de s’insurger et de dire tout ce qu’on veut, y
compris en dénigrant quiconque, à la seule exception des représentants de l’Etat.
Entendons-nous
bien : je suis très attaché à la plupart de ces droits, que je défends.
Mais c'est ainsi,
me semble-t-il, que certains dessinateurs, par ailleurs très aigus,
intelligents et profondément gentils, ont dû se dire comme le panneau de tout à
l’heure « je suis, donc je pense », c’est-à-dire j’ai droit à mon opinion
et j’ai droit de l’exprimer, et si j’ai ce droit j’ai aussi celui de me moquer.
Ils ont dû penser que les formes pour dire les choses ne changent rien aux
contenus et ils ont fini, entre autres choses, par reproduire certains desseins
faits dans un autre pays, se moquant d'une certaine religion moins incline à la
moquerie que nous tous. Il se trouve que malheureusement cela leur a coûté
beaucoup trop cher.
Encore aujourd’hui,
Mahomet qui pleure à la une tenant une pancarte « Je suis Charlie » n’est pas
compris, et pourtant c’est un message de paix. Une institution sunnite
égyptienne très prestigieuse s’insurge contre ce nouveau dessein. Est-ce aux
musulmans de comprendre que l’on peut dessiner n’importe quoi en France, ou aux
journalistes français de se plier à l’interdiction de représenter Allah ou son
Prophète ?
Ne pourrait-on
pas plutôt se parler ?
Ces derniers
jours, j'ai été très favorablement impressionné d'entendre des experts de
l'Islam et de l'hébraïsme, des sociologues et même des hommes politiques
français, dire qu'il y aurait forcément un avant et un après le 7 janvier 2015,
que la France ne pouvait pas se dispenser de se poser certaines questions. J'ai
entendu parler pour la première fois d'un changement de cap et d'une laïcité
"respectueuse".
Ce constat me
laisse optimiste: Monsieur Descartes sera-t-il dépoussiéré plus pour sa méthode
du doute systématique et moins pour ses certitudes hâtives ?
Ne laissons pas
que les ténors de la réponse sécuritaire et militaire jouent les solistes. Il y
a beaucoup d’autres réponses à donner avant d’avoir à remercier la Police.
Ce sont des
occasions à ne pas rater, dans l'histoire, mes enfants.
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